Philippe COUSIN / Artiste – 35ème jour

La petite.

Nous avons toutes et tous une petite fille qui vit avec ses parents, loin de nous. Ou un petit garçon. Ou des neveux, des nièces, des petits cousins, des petites cousines… Notre pensée se tourne vers eux en ces temps d’oppression.  Nous ne sommes pas tous parents, mais nous sommes toutes et tous reliés à la grande chaîne de l’humanité par le besoin d’aimer et d’être aimé.

Un chihuahua ferait tout aussi bien l’affaire, ou un chat. Ou une étoile dans le ciel, à qui l’on aurait donné un nom secret. Mais un bébé, c’est mieux.

Ma petite fille à moi, mon petit fruit confit, s’appelle Emma. Elle va sur ses quatre ans, elle est longue, vive et mince comme une torpille. Ses jolis cheveux châtains ont des reflets roux et elle vit à Lyon, avec ses parents, dans un grand appartement haut de plafond, près de l’Opéra. Mon fils descend avec elle une heure par jour, pour qu’elle puisse faire du vélo dans les rues désertes.

Elle n’est pas à plaindre et pourtant je la plains de tout mon cœur, comme je plains toutes celles et tous ceux qui ne se sont pas encore rendu compte de la gravité de la situation.

Si Emma n’est pas encore tout à fait propre, si elle se cramponne encore à sa tutte, ça n’est sans doute pas un hasard. Quelles conclusions a-t-elle pu tirer après qu’on lui a raconté qu’un animal invisible pouvait s’introduire dans sa bouche ou dans ses narines pour lui faire mal ? Qu’a-t-elle pensé, cette petite, en apprenant que ce monstre stupide pouvait se cacher n’importe où  et chez n’importe qui –ses copines d’école, ses copains, ses voisins, peut-être même chez elle ?  Et qu’en conséquence de quoi, elle allait devoir maintenant porter un masque dans la rue, tout le temps -un deuxième visage qui la priverait des senteurs du printemps, de la fraîcheur du matin et de la chaleur du soleil ? Et qu’enfin, et c’est bien ça le pire, elle ne pourrait plus faire des câlins  aux papys et aux mamy car ils sont fragiles comme des bibelots fêlés.

Et tout ça jusqu’à ce que les savants inventent un vaccin -un truc qui ressemblera à de l’eau froide et qu’on lui injectera dans l’épaule avec une seringue, aïe !

Quelle cuisine du diable abrite aujourd’hui sa cervelle de petit cosmonaute ? Comment ses parents lui ont-ils présenté ça ? Avec quels mots ont-ils enrubanné la sinistre vérité ?  Elle a dû juste comprendre, la petite chérie, que le monde dehors était plein de périls mortels mais c’est quoi, mourir, pour une enfant de trois ans ? S’endormir pour toujours ? Se transformer en courant d’air ? Monter au paradis, peut-être ?

C’est surtout ne plus jamais voir Papa et Maman, et Nona, et Domino, et Poupo. C’est être confrontée à LA grande question, celle de sa fin, alors qu’elle n’en est encore qu’au commencement de sa vie.

« Alertez les bébés ! » criait déjà le Grand Jacques en 1976