Philippe COUSIN / Artiste – 55ème jour

Au revoir ou adieu.

La scène est plongée dans le noir. Un projecteur s’allume et va chercher l’auteur. Il est assis tout au fond de la scène, près d’une fenêtre ouverte donnant sur le vide. Il a un peignoir usé jusqu’à la corde, des mules dépareillées et un chapeau de pêcheur informe, comme celui que portait André Gide. Il pianote comme un forcené sur le clavier d’un ordinateur dont le couvercle est orné d’étiquettes de camembert.

Il s’interrompt pour lire à haute voix ce qu’il vient d’écrire :

« -Nous sommes le 11 Mai 2019, aujourd’hui je rédige l’avant-dernier acte des « Chronique du Confinement ! »

Il serre la base de son nez entre son pouce et son index et il soupire :

« -J’ai dit avant-dernier acte, vous saisissez ? Non ? Aujourd’hui on vous relâche, mais demain, on vous enfermera peut-être à nouveau si l’épidémie repart….Silence dans la salle. Il se lève et esquisse un petit pas de danse :« Vous aviez cru que c’était fini ? Il singe : C’est le dé-con-fi-ne-ment! Les fruits confits retrouvent leur liberté ! Nous sommes liiiiibres !

Il s’immobilise. Petit rire nerveux dans la salle. Il cherche le rieur :

-Enfin un qui a compris ! Un ton plus haut : « Il a compris que le déconfinement n’était que le prélude à la dé-con-fi-ture générale ! »

Il se lance dans une tirade furieuse en arpentant la scène à grands pas :

-Cela fait 55 jours qu’on nous a enfermés ! On nous a laissé mariner pendant presque deux mois dans nos bocaux, mais aujourd’hui le peuple est de sortie et ça va barder !e peuple, c’est-à-dire tout le monde et n’importe qui, à cela près que personne n’est n’importe qui et surtout pas un fruit confit! (un ton plus bas) On nous a obligés à mettre nos vies familiales, professionnelles, privées, affectives et sexuelles entre parenthèses parce que Mesdames et Messieurs les Gouvernants, (courbette) Mesdames et Messieurs les Sachant, (courbette) Mesdames et Messieurs les Administrants (courbette) avaient oublié que les épidémies sont toujours là !!

Un autre projecteur s’allume, à l’autre bout de la scène, et il se dépêche d’aller se placer dans le rond de lumière :

« Des épidémies, mesdames et messieurs les fruits confits, il y en a toujours eu dans l’Histoire!! La dernière, en 2011, c’était la grippe porcine et son virus s’appelait H1N1. Plus tôt, à la fin des années 60, la grippe de Hong -Kong a fait UN MILLION de victimes ! Dans les trois décennies qui ont suivi, le virus du Sida en a tué TRENTE FOIS PLUS !! (il baisse le ton) Mais la plus effroyable de toutes, messieurs et mesdames, ah, la plus effroyable, ça a été la grippe Espagnole ! Elle a fait au bas mot entre CINQUANTE MILLIONS et CENT MILLIONS DE MORTS, juste après la Première Guerre Mondiale. Cinquante ou cent millions de morts, dont Guillaume Apollinaire ! »

Sonnerie de clairon « Aux morts », dans le lointain…L’auteur l’écoute religieusement, après avoir ôté son chapeau, puis il reprend :

« -Oui, je sais, c’était un effet un peu facile, mais bon… (Il remet son chapeau) Je disais donc, mesdames et messieurs les confinés, que notre gouvernement avait oublié que les épidémies ont toujours ravagé nos civilisations, à commencer par l’empire romain. Ce sont des gamins immatures et désinvoltes, vous savez, et avec ça to-ta-le-ment incultes… Des énarques (courbette moqueuse), des financiers (courbette)…Je parle du gouvernement actuel mais ça vaut aussi pour ceux qui l’ont précédé. C’est ainsi qu’entre 2011 et 2020, les décideurs de la Haute Administration ont décidé de détruire tous les masques, les gants, les blouses et le gel désinfectant que leurs prédécesseurs avaient patiemment accumulés !

(criant soudain) …ET TOUT CA DANS LE SEUL BUT DE FAIRE DES ECONOMIES !

(Il se tait. La lumière baisse, jusqu’à presqu’entièrement disparaitre. Il reprend en chuchotant très fort dans le micro 🙂 Ce matériel était périmé, certes, mais il nous aurait rendu quand même un fier service quand est arrivé le coronavirus… Toujours est-il qu’ils ne l’ont pas remplacé…

(Le projecteur se rallume. D’une voix normale : ) Ce coup de poker magistral, mesdames et messieurs les déconfinés, nos gouvernants, nos sachants et nos administrants l’ont joué sans se poser de questions. Pile, ils se faisaient féliciter par Bercy, face, le peuple se faisait bouffer tout crus. Le peuple, c’est-à-dire nous… »

La scène s’illumine. L’auteur se passe une main lasse sur le front :

-« Résultat ? 25 000 morts chez nous -allez, disons 30 000- et 3 ou 400 000 morts dans le monde entier, au bas mot. Et ce n’est pas fini. …Le monstre n’est pas rassasié, Mesdames et messieurs les fruits confits, le monstre est toujours là et il a encore faim ! »

Il se dirige à pas lents vers le fond de la scène :

-Tout cela pour dire, mesdames et messieurs les déconfits, que si c’est un jour de joie et de soulagement, ce fameux 11 Mai 2019 n’est pas pour autant un jour comme avant. (Il va pour se rassoir devant son ordinateur, mais il rabat le couvercle d’un coup sec) D’abord, il y a tout ce qu’on n’a pas fait pendant ces 55 jours, ou qu’on a dû faire et refaire jusqu’à l’écoeurement… C’était plutôt bien, de vivre tous ensemble, les parents avec les enfants et les vieux avec les jeunes, mais il était temps que ça s’arrête, non ? Celles et ceux qui étaient seul, par contre, auraient bien voulu s’endormir le soir à deux, ou avoir quelqu’un à qui parler. Et je ne vous mentionne pas tous ceux ont perdu leur boulot, les femmes battues, les gosses décérébrés, les morts et les gâteux…

Il s’approche de la fenêtre et il s’assoit pesamment, le dos tourné au vide : -« Alors voilà, j’ai fait ce que j’ai pu pour vous distraire. J’ai écrit ces petits billets au jour le jour, j’ai essayé d’être drôle, léger alors que ça n’est pas ma nature… J’espère seulement n’être pas obligé d’y revenir si on nous confine de nouveau… »

Sa voix s’assourdit. Il parle très lentement

-« Ah non, j’espère vraiment pas… Ce serait mieux si on se disait Adieu plutôt qu’ Au-revoir, si vous voyez ce que je veux dire…. »

Sans prévenir, il bascule en arrière et disparait dans le vide.

La lumière s’éteint. Le rideau tombe.

FIN